Digital Land Art : une nouvelle esthétique

Dans son ouvrage, Catherine Chomarat-Ruiz, philosophe et professeure en sciences de l’art, nous invite à découvrir le Digital Land Art. D’une remise en cause des lieux d’exposition à une redéfinition du paysage en passant par un regard renouvelé sur le spectateur, l’auteure se propose d’établir une filiation entre Land Art et Digital Land Art et ainsi de conférer à ce dernier une place dans l’histoire de l’art. La revue Jardins de France propose de mettre en lumière les questionnements qui nous ont paru les plus marquants.

Catherine Chomarat-Ruiz s’attache à l’objet même du legs entre deux courants que sont le Land Art et le Digital Land Art : le paysage. Elle s’appuie sur Rosario Assunto, qui définit le paysage comme territoire, avec son caractère spatial et géographique, et comme milieu, de par ses caractéristiques historiques et culturelles. Elle s’interroge sur la manière qu’ont les artistes de s’approprier ces deux aspects. Robert Smithson joue sur cette dualité, il relève le caractère purement spatial du territoire qui, pour lui, a une tendance à déshumaniser. Ses « earthmap  » en prennent le contre-pied. À la représentation exacte des cartes classiques, elles opposent une approche sensible du milieu. Cet intérêt du Land Art pour le milieu revêt un caractère biologique, Andy Goldsworthy réalise ainsi des sculptures avec des matériaux telles que des branches, des feuilles, etc. Leur caractère éphémère préfigure la fragilité du vivant qu’illustre la relation homme-nature dans Interactive Plant growing de Christa Sommerer et Laurent Mignonneau. Ce dispositif présente des plantes réelles que le visiteur peut toucher et, suite à cette action, montre sur des images projetées la croissance, aidée ou entravée, de ces végétaux.

Cette attention commune pour le milieu biologique relève d’une prise de conscience de la question environnementale. Elle a donc une signification politique alors que le cœur du legs paysager se situe au niveau esthétique, compris comme la manière dont l’art peut nous affecter.

Les météores, entre dévastation et contemplation

Pour mieux cerner cet héritage esthétique, l’auteure s’intéresse aux «  météores  ». Ceux-ci désignent les manifestations atmosphériques (éclair, pluie, brouillard, etc.) qui viennent représenter un paysage en lui conférant une identité. Le Land Art s’approprie ceux-ci par le biais de catastrophes naturelles. Ces paysages dévastés provoquent une forme de plaisir esthétique, une «  esthétique de la dévastation  ». Dans le Digital Land Art, Wind Array Cascade Machine de Steve Heimbecker témoigne de cet intérêt pour les météores. Cette fresque lumineuse, reliée à des instruments météorologiques, traduit le mouvement du vent. Cette installation permet au spectateur de visualiser ce phénomène naturel (météore) via un paysage reconstitué artificiellement, une représentation apaisée du paysage. Les météores font donc place à deux esthétiques paysagères : une esthétique de la dévastation pour le Land Art et une autre de la contemplation pour le Digital Land Art.

Vers une esthétique de la réparation

La vision du paysage des artistes du Land Art oscille entre perception et représentation : représentation, lorsque l’œuvre installée dans des lieux impraticables ne peut être vue qu’au travers des photographies ou des maquettes ; perception, lorsque leurs installations éclairent le paysage. Mary Miss, avec son installation au Battery Park, rythme le paysage de palissades de bois percées de cercles. Le spectateur voit donc le paysage se révéler à travers la succession des cercles.

Le Digital Land Art apporte, lui, la possibilité de l’inter­activité, la perception se transforme alors en expérience par l’immersion du spectateur. Les œuvres jouent de la perception et de la mémoire avec un but sociologique tenant de l’idée de réparation. L’œuvre de Ludovic Burczykowski projetée en 2012 sur une barrière HLM à Liévin en est un exemple frappant. Il donne à voir une vision apaisée de la disparition de ce bâtiment en prévision de sa destruction imminente. L’œuvre ne répare, ne restaure pas le bâtiment mais lui confère une «  nouvelle vie  » par des images projetées successivement : formules mathématiques, nouvelle façade, chutes d’eau etc. En somme, aux yeux du spectateur, l’œuvre atteste d’une esthétique de la réparation.

Changement d’échelle

Le paysage est également l’occasion pour les artistes de jouer sur les échelles. Sun tunnel, de Nancy Holt, est ainsi constitué de larges tuyaux au travers desquelles la lumière du soleil reproduit une constellation. En jouant sur le périmètre visé par l’œuvre, l’artiste fait percevoir l’infiniment grand en recréant les constellations à l’échelle plus petite d’une œuvre d’art.

Le Digital Land Art joue sur ce changement d’échelle en réalisant des œuvres immersives qui reposent sur la perception à l’échelle d’un corps. Char Davies, dans Osmose, crée un paysage virtuel immergeant le visiteur grâce à un dispositif technique. Le promeneur fait l’expérience d’un monde virtuel composé d’une clairière, d’une forêt, d’un étang, des feuilles et de leurs cellules.

Cette spécificité d’échelle propre au Digital Land Art prive le spectateur de ses perceptions habituelles pour créer des sensations nouvelles issues de la vision de l’artiste.

Entre site et non-site

Le site est une notion centrale pour ces deux courants. Les artistes du Land Art envisagent l’œuvre de trois manières : une œuvre qui se fond dans son environnement estompant les frontières entre œuvre et nature ; une autre qui le révèle au contraire par sa présence, et une dernière qui déconstruit la notion même de site.

Comment une œuvre peut-elle déconstruire l’idée de site ? Robert Smithson, dans Nonsite en 1968, semble l’expliciter. L’artiste déplace une portion de paysage dans la galerie de Konrad Fischer. Les minéraux récupérés dans les anciennes forges de la Ruhr, accompagnés par des photographies des cartes d’implantation, recréent le site dans l’espace d’exposition, envisagé dès lors comme un non-site. Pour autant, les anciennes forges désormais désertées peuvent devenir des non-sites et, à l’inverse, en recréant le paysage, l’espace d’exposition adjoint à l’œuvre devient site. Il y a là, par un jeu de miroirs, une déconstruction de la notion de site, en ce sens qu’un site peut devenir un non-site et inversement.

Les artistes du Digital Land Art poursuivent cette réflexion du site et du non-site notamment par l’immersion du spectateur dans l’œuvre. Peut-être même la dépassent-ils avec la possible prise de conscience, par l’expérimentation de l’œuvre, du devenir non-lieu des lieux. Ainsi en va-t-il de l’œuvre de Maurice Benayoun, World Skin, de 1997, où le spectateur se retrouve, par la projection d’un panorama, au milieu d’un paysage de guerre. Il est invité à photographier celui-ci. À chaque photo un lambeau du paysage disparaît. Pour l’artiste cela «  dénonce notre désir d’appropriation du monde par l’image photographique  ».

Dans sa conclusion, Catherine Chomarat-Ruiz précise qu’elle a «  voulu écrire un livre entre essai, appel au manifeste et première exposition thématique. Seul l’avenir dira s’il ne décevra pas cette attente  ».

Il s’agit donc d’une réflexion en cours, dans laquelle elle explique, interroge et surprend. Ce livre trouvera écho chez toutes les personnes intéressées par le paysage et l’art contemporain : une manière d’aborder ce premier avec un regard moins attendu qu’est celui d’une philosophe, historienne de l’art.

Jardinsdefrance.org